I – CORPUS CONVENTUS
Participants à l’Assemblée présidée par le cœur : les yeux, les mains, la bouche et le cerveau.
LES YEUX
C’est bon, rien à l’horizon. On peut commencer !
LE CŒUR
Je vous ai réunis aujourd’hui car il me semblait essentiel que nous soyons tous rassemblés pour travailler main dans la main.
LES MAINS
On n’est pas d’accord ! On en a parlé entre nous et, de un, on en a marre d’être stigmatisées par ce genre de propos! Et puis de deux, c’est toujours nous qui sommes dans l’action, qui récoltons les problèmes, et les conséquences fâcheuses lorsque ça ne se passe pas comme prévu.
LE CŒUR
Je reste ouvert à vos propositions, j’apprécie votre franchise et je vous encourage à libérer vos émotions quand elles viennent. Bravo mesdames.
LE CERVEAU
Oula. Oula, on se calme mon grand. Déjà, on est tous ici car on a bien voulu et pas parce que tu nous as tous réunis. Qu’on soit bien d’accord. Si c’est pour se faire sermonner par un type qui est toujours caché dans sa cage thoracique, à prendre les autres de haut, merci bien ! Vos réunions collégiales à deux balles, j’en ai rien à foutre.
LES MAINS
Tu pourrais surveiller ton langage, on n’est pas des sauvages.
LE CERVEAU
Eh les jumelles, ça va aller les commentaires. Je vous rappelle que c’est moi qui vous donne des ordres. Pas l’inverse.
LES MAINS
Quelle immaturité…
LE CŒUR
Allons, allons, un peu de calme. Si chacun y met du sien, on pourra arriver à quelque chose de constructif. On est tous dans le même corps, donc soyons solidaires. Il y a des sujets que nous devons aborder et je suis assez d’accord avec les mains sur le fait que…
LE CERVEAU
Tiens donc.
LA BOUCHE
Il me sort par les yeux celui-là, tu vas faire un commentaire à chaque fois ? Franchement, t’as quel âge ? Monsieur je-sais-tout, tu crois que c’est toi qui as le gros bout du bâton mais je te ferais dire que c’est pas toujours le cas, loin de là.
LE CŒUR
Sur ce point, elle n’a pas tort.
LE CERVEAU
Bon, très bien je vous écoute mais j’ai pas toute l’après-midi. J’ai des choses tonnes de trucs à faire comme penser, réfléchir, angoisser, me faire couler un petit bain d’émotions. C’est chargé. Je bosse moi, j’arrête pas.
LE CŒUR
Justement, on en a parlé entre nous. Étant donné que la nuit dernière tu as ordonné aux yeux de rester ouverts et que tu as pas mal tourné en rond toute la nuit, obligeant les uns et les autres à se réveiller à tour de rôles etc. Nous avons décidé que cette nuit, on s’occuperait de tout pour que tu puisses roupiller un peu, prendre du temps pour toi.
LES YEUX
Oui, oui, on va veiller à ce que personne ne te dérange.
LE CERVEAU
Vous dîtes que vous me foutez la paix ?
LA BOUCHE
Ou que tu nous fous la paix, ça marche dans les deux sens.
LE CŒUR
Et c’est reparti !
LES YEUX
Non, non c’est bon, tout le monde se calme. On se dit à plus tard. Nous on doit remonter sur la tour de guet, il y a de l’action dehors.
II - PEREGRINANDUM
Il fait nuit. Les jambes se sont jointes aux membres présents à l’assemblée, la fine équipe est prête à partir fanfaronner. Le cerveau, lui, dort à poings fermés.
LES YEUX
On a un peu fait le tour, ça nous semble bien. C’est relativement calme, on devrait y aller.
LE CŒUR
Certes, il ne faut tout de même pas se précipiter. Qu’en dîtes-vous ?
LES JAMBES
On est prêtes. C’est quand vous voulez !
LE CŒUR
Je crois qu’on va pouvoir y aller ! Tout le monde est en place ?
LES JAMBES
C’est bon patron, on sort du lit. On s’apprête à poser le pied par terre…
LES MAINS
Parfait, de notre côté on a dégagé la couverture. On peut pousser sur le matelas pour vous donner un élan les filles si vous voulez. Enfin, c’est vous qui voyez.
LES YEUX
Ah ben non, c’est nous !
LES MAINS
Oui, pas faux. Un petit effort et nous serons debout.
LE CŒUR
Je trouve cette escapade vraiment palpitante. Rien que pour ça, apprécier cette entraide et cette solidarité, ça n’a pas de prix. Vraiment.
LES YEUX
On ne voit pas d’objections à continuer. On pourrait, selon nos calculs, contourner le lit et la commode puis sortir par la porte. Il faudra quand même y aller à petit pas car dans cette obscurité, c’est difficile de distinguer les petits objets sur le sol. Il ne faudrait pas trébucher, risquer de tomber et réveiller le cerveau. On aurait l’air de quoi ?
LES JAMBES
Relaxe, on ne va pas partir en courant. C’est bon, le lit c’est fait et … attendez !
LE CŒUR
Qu’y a-t-il ?
LES JAMBES
Ah non rien, on a marché sur un truc mou. Ça devait être une chaussette, ou une culotte. Tout va bien.
LE CŒUR
Ah ouf ! Vous m’avez fait faire du mauvais sang.
LES YEUX
On aperçoit la commode, on est presque rendus dans l’encadrement de la porte. Bien joué les filles !
LES JAMBES
Ce fût un jeu d’enfant, c’est quoi la prochaine étape ?
LES YEUX
Attendez un peu… Tac tac tac, ok. Il semblerait qu’on arrive à un escalier. Il faudrait descendre mais il y a pas mal de marches. Voyons voir. Il n’y a pas de rampe pour s’accrocher.
LES MAINS
Eh merde…
LE CŒUR
Êtes-vous sûrs qu’on va pouvoir descendre un escalier tous seuls.
LES JAMBES
Comment ça tous seuls ?
LE CŒUR
Je veux dire sans le cerveau.
LES MAINS
Les jambes le font tellement souvent, elles devraient pouvoir le refaire non ?
LES JAMBES
Mais oui… enfin on n’en sait rien mais qui ne tente rien n’a rien. Allez, c’est parti !
À ce moment-là, tout le corps déboule les escaliers en courant. Dévalant les marches presque deux par deux et arrivant en bas à la vitesse de l’éclair. Les jambes s’immobilisent à nouveau. Flageolantes.
LES JAMBES
Oh mon dieu. On l’a fait, ma sœur on l’a fait !
LES MAINS, applaudissant
Génial ! Étape suivante ! Ça se passe comment là-haut ?
LES YEUX
On eu un peu le vertige, mais c’était si rapide qu’on a pas eu le temps d’apercevoir le danger. En revanche, là on arrive à un endroit un peu plus complexe que prévu. On jette encore un coup d’œil et on vous revient.
LE CŒUR
Qu’est ce qui ne va pas ? Qu’est ce qui peut être plus complexe qu’un escalier ?
LES YEUX
Une porte. Une porte fermée.
LES JAMBES
C’est tout ? Ben franchement, les mains vont s’en occuper de ça. Pas besoin de s’inquiéter.
LES MAINS
Eh bien. Hum. Disons que…
LA BOUCHE
Qu’est-ce que vous avez. Crachez le morceau !
LES YEUX
Mais depuis quand t’es là toi ?
LA BOUCHE
Depuis le début. Figurez-vous qu’on est en pleine nuit et que contrairement à l’ensemble d’entre vous, j’essaie d’être discrète.
LE CŒUR
Sur ce point elle n’a pas tort. Allons les mains, qu’est-ce- que vous attendez?
LES MAINS
On ne peut pas le faire. On aimerait le faire, ce n’est pas une question de motivation ou d’habitude ou quoi que ce soit. On n’est pas comme les jambes qui mettent un pied devant l’autre et qui parfois arrivent à avancer ou même à réaliser des exploits comme celui que nous avons vécus. On n’est incapables d’ouvrir une porte sans le cerveau. C’est impossible.
LES JAMBES
Quoi ?! On peut essayer au moins ! On ne sera pas venus jusqu’ici pour rien.
LE CŒUR
Hélas, ce fût tout de même une belle aventure humaine.
LES JAMBES
Il n’y a pas de « hélas » qui tienne. On est déterminées, rien ne nous arrêtera !
À cet instant, les jambes se mettent à avancer mais se heurtent rapidement à la porte close. Elles reculent et avancent à plusieurs reprises mais le corps tout entier finit toujours par se cogner contre le bois, faisant résonner la cloison au complet.
III - SOMNIUM
LE CERVEAU
Je me réveille sur une plage presque déserte. Il ne fait ni trop chaud, ni trop froid. Un temps parfait pour profiter du soleil sans pour autant se mettre en danger. La mer est calme. Quelques vagues se relaient sur le rivage, chatouillant mes orteils. Je quitte mon paréo lentement, le laissant glisser sur mes épaules et tomber sur le sable. Puis, je me lève d’un pas décidé pour atteindre l’onde aux reflets nacrés. J’entre dans l’eau telle Vénus naissant à travers les flots. J’avance et je pousse un cri lorsque je sens sous mon pied, une masse molle et visqueuse. Une méduse. Tout d’un coup, je perds pieds dans l’eau et je sens que je vais me noyer, jusqu’à ce que je sois tout d’un coup aspirée vers le fond. Je suis tirée de plus en plus rapidement vers les profondeurs, je n’ai rien pour me retenir, aucune bouée à laquelle m’agripper.
À ma grande surprise, je découvre un monde aquatique magnifique et apaisant. Un château sous-marin d’où s’échappent de douces voix et une lumière scintillante. Je suis si éblouie que je ne me rends même pas compte que je respire sous l’eau. Tel un amphibien, je peux vivre à des lieues sous la surface sans manquer d’air. J’entends de plus en plus distinctement les voix, je nage incroyablement vite et je me heurte violement à une paroi de verre. Le château est en fait protégé par une bulle résistante que je suis incapable de traverser.
IV- SPASMUS
LE CŒUR
Arrêtez-vous, je vous en prie.
LES MAINS
Qu’est ce qui ne va pas ?
LE CŒUR
Je bats beaucoup trop vite, pourtant l’effort n’est pas soutenu. Je n’arrive pas à m’arrêter.
Le corps tremble et se laisse glisser vers le sol.
LES JAMBES
À l’aide ! Ma sœur ne me répond pas, elle s’agite dans tous les sens, pas moyen de la remettre en place. Il serait temps de réveiller le cerveau, qu’on sorte de là et qu’on aille se recoucher non ? Ça ne me plait pas cette histoire.
LES MAINS
Hé, les yeux ! Vous voyez quelque chose ? Est-ce que l’endroit est sécuritaire? Il faudrait qu’on fasse le point et … attendez, on picote, on tremble… vous ne trouvez pas qu’il fait chaud ?
LES YEUX ne répondent plus.
LA BOUCHE
Écartez-vous ! Il y a du vomi en route, écartez-vous ! Oh non, non, non !
Le corps est agité de convulsions. Les jambes se raidissent, les mains se crispent et les yeux clignotent. Ça part dans tous les sens.
V - SOMNUM EXTERRERI SOLEBAT
LE CERVEAU
Je tente encore une fois de percer la bulle, mais lorsque je m’approche de la paroi transparente, je sens une morsure infernale. Une créature mi-ours mi- requin m’attrape la jambe et commence à me dévorer le pied. Je hurle et des petites bulles remontent à la surface. À ce moment-là, je me rends compte que je ne peux plus respirer sous l’eau. Fini les branchies et autres conneries. Je suis en train de me faire broyer la jambe, peut être même plus et j’avale de l’eau salée à chaque mouvement. L’eau forme un tourbillon, j’ai du sable dans les yeux. L’eau de mer me remplie peu à peu, le requin-ours ne me lâche pas. C’est un vacarme de silence, je ne distingue plus rien.
VI- TRANQUILLUM
LES MAINS frappant de toutes leur forces le visage.
Hé ! Ho ! Réveille-toi. Allez ! Quelqu’un, aidez- nous !
LE CŒUR à voix basse et à bout de souffle.
Les filles. Je… suis… là. Frappez. Frappez encore !
Les mains rassemblent toutes leurs forces pendant que le cœur reprend un rythme plus lent. Elles frappent le front d’un coup sec.
LE CERVEAU
AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAA AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH !
LES JAMBES
Quoi ? Qu’est ce que c’est ? Qui est-ce qui crie ?
LES MAINS
C’est lui, c’est lui. On est sauvé !
LES YEUX battant des paupière.
Qu’est ce que c’est que ce bordel ? On est où là?
LE CERVEAU parlant beaucoup trop fort
J’ai fait un rêve, je vous jure les gars, c’était cinglé !
LE CŒUR
Oula, ne crie pas ! On est tous un peu perdus et très fatigués surtout. Une nuit agitée n’est-ce pas ?
LE CERVEAU
Ça tu l’as dit ! Vous arrivez à vous mettre debout les filles ?
LES JAMBES
On va y aller doucement mais ça devrait le faire.
LE CERVEAU
D’accord, faites attention. Et vous, est ce que vous pouvez appuyer sur la poignée et tirer pour ouvrir la porte ?
LES MAINS
On a bien failli perdre la tête mais on a la situation bien en main. Ne t’en fais pas.
LE CERVEAU
Merci !
LES MAINS, LE CŒUR, LES JAMBES
Quoi ?
LE CERVEAU
Je voulais vous dire merci de ne pas m’avoir laissé tomber. Je sais que je suis habituellement têtu et souvent désagréable. Je me rends compte aujourd’hui que, même si je vous mène la vie dure, je peux pas me passer de vous. Je suis rien sans vous. Alors pardon et surtout, merci.
Une fois la porte ouverte, le corps tout entier se dirige vers le canapé pour s’allonger. Les yeux se ferment, les jambes se détendent, les mains se décrispent, le cœur ralentit, le cerveau s’apaise et la bouche sourit. Une respiration douce et fluide les berce. Le calme finit par envelopper le corps tout entier.
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