L’autobus jaune roule doucement dans l’allée de sapinettes menant au chalet. Ses pneus viennent écraser la neige fraichement tombée qui n’a pas été déblayée, le service de déneigement est réduit au minimum dans ce coin de pays. On pourrait croire l’endroit désert s’il n’y avait pas la lumière jaune éclairant les fenêtres que l’on aperçoit depuis le chemin. Jean-Philippe se lève prudemment pour rejoindre le chauffeur et attraper le micro accroché au vieux tableau de bord. « On est sur le point d’arriver ! Êtes-vous excités ? » lance le professeur à ses élèves qui relacent leurs bottes et boutonnent leurs manteaux. « En arrivant, vous prendrez seulement vos sacs, nous allons laisser les skis dans l’autobus. Allez installer vos affaires rapidement car le souper va être servi à dix-neuf heures ! » explique Jean-Philippe à son auditoire déjà préoccupé par la répartition des dortoirs.
Jonathan a zippé son manteau et enfoncé son bonnet sur sa tête. Son écharpe remontée jusqu’au bout du nez et appuyant son front contre la vitre, Jonathan veut se faire oublier. Il n’attend pas que ses camarades lui proposent une place dans leur chambre. Il ira là où il y aura de la place et s’il a une chambre rien qu’à lui, ce sera tant mieux. Il doit déjà supporter tous ces gamins bêtes et méchants des journées entières durant les semaines de cours, acceptant les rebuffades, les croches pattes, les moqueries et les messes basses.
À l’arrière ça se bouscule pour sortir les premiers. Jonathan laisse passer le groupe avant de sortir à son tour. Le vent froid qui s’insinue dans l’allée remonte à contre-courant le flot des élèves. Des perles de condensations s’entassent sur les vitres où la buée a servi de tableau noir aux adolescents. « Simon + Magalie = amour », une inscription aussi éphémère que leur idylle côtoie des dessins obscènes, mais hilarants pour des jeunes gens débordant d’hormones. Magalie a écrit le petit mot doux sur la vitre glaciale comme pour rendre officiel leur amour aux yeux de tous. C’est la première fois qu’elle part aussi longtemps loin de chez elle mais surtout avec lui. « Allez les amoureux ! On ne va pas passer la nuit ici », Jean Philippe presse le pas pour que les retardataires rejoignent le groupe dans l’entrée de l’auberge. Le bout de ses doigts commence déjà à s’engourdir malgré ses gants et la fatigue du trajet lui tombe dessus d’un coup. Il baille aux corneilles tout en tenant la porte pour laisser passer Simon, chargé comme une mule, portant ses affaires en plus de celles de sa douce. De son côté, Magalie jette un œil à Jonathan puis se met à ricaner avant de monter les escaliers avec le reste de la classe.
Le souper englouti, tout le monde se presse dans la grande salle de l’auberge. Des petits poufs délavés, des tables et des chaises dépareillées sont agencés pour créer une sorte de salle de jeux. Une immense cheminée en pierres trône dans un coin de la pièce distribuant sa douce chaleur pour faire oublier le froid mordant qui frappe contre les fenêtres du vieil établissement.
Durant la nuit, Magalie se lève pour aller aux toilettes. En marchant dans le couloir le plancher craque sous ses pas, des frissons lui parcourent les épaules. Le brouhaha habituel de la classe a disparu pour laisser place à un silence inquiétant entrecoupé de bourrasques de vent. Dehors, la lune éclaire les épinettes saupoudrées de neige que le vent fait virevolter. En sortant des toilettes, Magalie sursaute et laisse échapper un petit cri de stupeur :
« Qu’est-ce que tu fais là?
- Beh, je vais pisser... » lui rétorque Jonathan nonchalamment.
« Il n’y a pas de toilettes à l’étage des garçons ? Tu fais toujours des trucs bizarres, c’est pour ça que les gens t’aiment pas ! »
Jonathan fait mine de ne pas avoir entendu et repart se coucher.
Le lendemain matin, l’autobus ronronne devant l’auberge pour réchauffer le moteur. Les bouches d’aérations soufflent un air chaud et bruyant sur le pare-brise pour le dégivrer tandis que les élèves montent dans l’engin. En bas des pistes, Jean-Philippe donne ses consignes. « On reste groupés, pas de niaiseries sur la montagne ! Ici, c’est la nature donc pas de prise de risque inutile. On gardera le freestyle pour notre prochaine sortie, en attendant profitez du beau paysage ! » Assez fier de son coup d’envoi, il va rejoindre les télésièges avec un petit groupe de jeunes. Derrière, Simon lance une boule de neige dans la nuque de Jonathan pour faire rire ses camarades. Les flocons fondent au contact de sa peau, laissant des marques rouges dans son coup. Jonathan ne se retourne pas, des goutes froides dégoulines dans son dos. Il fulmine.
Une fois dans le télésiège, il se retrouve coincé avec deux filles qui discutent à sa droite et Simon à sa gauche. Simon donne des coups avec ses skis sur ceux de Jonathan. « Arrête ! Ça fait bouger tous les sièges...
- J’arrêterai quand t’arrêtera de t’intéresser à ma copine !
- Quoi ?
- Tu lui as parlé cette nuit, tu croyais que je l’savais pas ?
- Non, c’est elle qui m’a parlé. Alors peut être que c’est ça qui te fait chier finalement...
- Espèce de... »
Le remonte pente arrive et les filles soulèvent la barre pour se libérer du tas de ferraille. Les gars, eux, sortent à toute allure. Le groupe a déjà entamé la première descente mais les garçons restent au sommet de la piste. Glissant vers un chemin escarpé, Jonathan s’engouffre dans un sous-bois suivi de Simon. Dans un véritable combat de coq, ils glissent à toute vitesse et tentent de s’accrocher l’un l’autre avec leurs bâtons de ski. Un peu plus loin, Simon est déséquilibré par le vent glacial. Il tente de ralentir mais Jonathan lui fonce dessus. Le choc est inévitable. Les deux adolescents perdent conscience, avachis dans la neige, le soleil caressant leur visage.
Quelques heures plus tard, Jean-Philippe, sur l’autre versant de la montagne, s’inquiète. Deux personnes manquent à l’appel. La nuit commence à tomber, le vent redouble d’intensité. Il part chercher de l’aide au poste de secours.
Une fois le choc passé, Simon relève la tête. Il a perdu son bonnet dans la neige. Il jette un coup d’œil et se prend un coup de bâton dans le visage. « Qu’est-ce que tu fais ? T’es malade ! » lance-t-il en protégeant sa tête avec ses mains. Sa lèvre saigne, le liquide chaud coule sur son menton et se fige, cristallisé par le froid. À peine le temps de se relever, qu’il retombe. Jonathan ne répond plus de rien. Il a relevé son ski et d’un grand coup dans le thorax a fait tomber Simon sur le dos. « Ça, c’est pour toi ! », il lui enfonce la tête dans la neige, « ça pour ta Magalie », il lui donne un coup de bâton dans les bourses « et ça, c’est pour tout les autres ! ». Simon tremble, il a du mal à respirer. À chaque bouffée d’air le froid lui brûle les narines, il n’arrive pas à voir ce qu’il se passe. Jonathan, emporté par la rage, lui plante son bâton dans le visage. Il le plante et le replante encore. Le sang gicle sur la neige immaculée. On entend hurler. Les cris de rage de Jonathan font écho dans la montagne et se mêlent à ceux de sa victime.
Magalie, restée dehors avec son professeur, entend un cri au loin. Elle tremble de froid et de peur. Elle insiste pour participer aux recherches et monte sur la motoneige du service de sécurité. Un blizzard épais s’installe, la visibilité est quasi nulle. Magalie pleure des perles de glaces et s’accroche au secouriste de toutes ses forces. Après avoir balayé le périmètre, la motoneige rejoint ,avec difficulté, l'autre versant de la montagne. Il fait nuit noire, le froid est insoutenable. Magalie tremble de froid et de peur. À travers les phares, elle aperçoit des skis qui dépassent d’un tas de neige. Elle hurle ! Le sauveteur arrête et descend de l’engin. À peine a-t-il mis son pied à terre qu’il glisse, tombe, mais arrive à se rattraper en s’agrippant à... une jambe.
Ensevelis sous la neige, Jonathan est allongé sur Simon. Le poing encore serré sur son bâton, la rage est figée sur son visage. En dessous, on peine à reconnaitre le visage de Simon. Une épaisse couche de sang coagulé et de givre brouille sa figure. On ne distingue qu’une chevelure pleine de neige. Le sauveteur sort son walkie-talkie et Magalie se précipite vers lui. À ce moment, elle reconnait le manteau de Jonathan, les skis de Simon.
« Appel à toutes les unités. On les a localisés. Besoin de renfort. »
Elle hurle.
Création réalisée dans le cadre du Prix Court et noir 2021, organisé par Short Édition.
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